Bien que l’accès des femmes aux plus hauts degrés de la vie spirituelle soit ({ une possibilité scripturairement fondée », les sâlihât, aussi bien au Machreq qu’au Maghreb, n’ont pas bénéficié, loin s’en faut, du même intérêt que les sulahâ’ dans une documentation majoritairement préoccupée des saints hommes et des voies masculines de perfectionnement et de réalisation spirituelle; aussi, est-ce à une information éparpillée, souvent partielle, lacunaire et d’interprétation délicate que l’on a généralement affaire. Néanmoins, au plan qualitatif, cette fois, force est de constater qu’elles sont, ici et là, l’objet d’une égale révérence et, au-delà des tensions inhérentes à leur statut de femme ou suscitées par des formes déroutantes de sainteté, de la reconnaissance des lettrés et des savants, auteurs de dictionnaires biographiques et d’hagiographies de femmes saintes qui nous sont parvenus.
L’examen des formes de l’expérience religieuse des femmes en qui l’hagiographie maghrébine du Ve/Xle siècle à la fin du IXe/XVe siècle, dont nous prospectons quelques productions, a reconnu des saintes, ainsi que l’étude des modalités de réception et de présence de ces sâlihât à la vie de leurs communautés, montrent la prégnance de figures et de modèles partagés de sainteté, communs à l’Orient et à l’Occident musulmans, mais aussi l’empreinte plus spécifique du milieu sur cette sainteté féminine. Ces sâlihât nous sont présentées investissant tous les types spirituels et imposant leur autorité aussi bien aux princes qu’aux ulémas: savantes exerçant un magistère scientifique, gardiennes de ({ l’orthodoxie» et interprètes de la Loi, ({ porteuses» du Coran (hamalat al-Qur’ân), analphabètes ({ ravies» en Dieu incarnant le paradigme de la ({ docte ignorance» ou encore de la science infuse, modèle bien connu des hagiographes orientaux, saintes fréquentant en nombre des ribât-s réputés, voire murâbitât à qui l’on consacre un pavillon indépendant dans le voisinage d’un qasr célèbre, médiatrices connues par la force évocatrice de leur verbe exaucé de Dieu, maîtres dans la voie, ou simples ‘âbidât à l’identité inconnue. Certaines sont créditées des plus hauts degrés dans la voie de la sainteté, notamment le degré de l’esseulement (al-fardâniyya) et des plus hautes fonctions dans la hiérarchie ésotérique des saints: celle de pôle (al qutbiyya) et celle de la lieutenance divine (al-khilâfa), dont une sainte comme ‘Â’isha al-Mannûbiyya (m. 665/1267) offre un exemple digne d’intérêt, à une époque et dans un milieu où la sainteté apparaît de plus en plus comme l’héritière des prophètes et surtout du prophète Muhammad et de l’archétype même de sainteté en islam, la haqîqo muhammadiyya. D’autres figures archétypales, cette fois féminines, de sainteté sont également présentes: telle la figure coranique de Marie, modèle par excellence d’élection divine des femmes en islam; les figures des épouses du Prophète (ummahât al-mu’minîn, les ({ Mères des croyants ») se profilent, au gré des hagiographies, comme modèles de sanctification de l’entourage féminin du saint; la figure de Râbi’a al-‘Adawiyya est aussi très présente attestant la prégnance de ces figures orientales désormais ({ classiques» de sainteté, qui circulaient bien entre les deux aires du monde musulman.
L’ascèse de ces saintes, appartenant tant au milieu citadin que rural, est très souvent frappée du sceau du plus grand scrupule (woro ) dans leur relation aux biens, rejoignant par là l’idéal de sainteté constaté chez les saints hommes à la même époque. Dans les prodiges attribués à ces sâlihât (guérisons, libération de captifs, pluies bénéfiques, secours dans l’indigence matérielle, protection des voyageurs et des transfuges, prédictions, transgressions des lois naturelles, pouvoir extraordinaire sur les animaux, don de claire-vue, etc.) et qui embrassent la typologie usuelle des karâmât dont sont crédités les awliyâ’, aucune discrimination ne se laisse percevoir, ni encore de spécialisation; ces karâmât donnent la mesure de la présence de ces saintes dans la vie des hommes et de la cité, souvent en relation étroite avec le contexte de l’époque. Plusieurs d’entre elles ont acquis leur réputation de sainteté par leur retraite en solitaires dans les grottes, les cavernes et les hauts-lieux rejoignant un modèle familier d’ascèse, perceptible aussi bien en Orient qu’en Occident musulmans; d’autres nous sont montrées, en plein Vie/XIie siècle, assistant en compagnie de maîtres, de murîdîn (aspirants) et de ashâb (compagnons) à des séances, y compris nocturnes, de récollection (samâ’ et majâlis al-dhikr) dans les nombreux ribât de la côte, ou accompagnant leur cheikh dans sa siyâha (pérégrination) ; certaines sont investies de missions d’arbitrage dans les conflits opposant deux tribus ou deux confédérations de tribus, voire dans des conflits politiques. La fréquentation assidue par quelques unes des mosquées où elles passent leur journée en adoration, modèle partagé par leurs émules d’Orient, est aussi un signe fort informant une sainteté non confinée dans les espaces privés.
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