Quand la sacralité du rite vient de son exclusivité : le cas du mormonisme

Conférence sur les Mormons

Conférence sur les Mormons

Bernadette RIGAL-CELLARD

Université de Bordeaux

 

L’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, basée à Salt Lake City, institution majoritaire du mormonisme, propose à ses adeptes deux types de rituels. Il y a ceux que l’on pourrait appeler, rapidement, de « partage » : ils sont pratiqués par tous les membres de l’Église, le dimanche essentiellement et les non-mormons peuvent y assister, leur présence étant même souhaitée afin de démontrer le désir d’ouverture de l’Église et aussi afin de satisfaire la curiosité des néophytes potentiels. Ces rites se déroulent dans les nombreuses chapelles de l’Église sur le modèle du service protestant : chants, lecture de passages des Écritures, parole de type sermon et témoignage, sainte cène sous les deux espèces, le vin autorisé dans les débuts étant aujourd’hui remplacé par de l’eau. Le baptême se pratique par immersion complète dans une salle attenante à la chapelle. D’autres salles sont réservées aux activités sociales diverses auxquelles les non-mormons sont fréquemment invités.

C’est toutefois de l’autre type de rites, ceux du « cloisonnement », que le mormonisme, tire sa force et son originalité. Très élaborés, ils ne se pratiquent qu’au sein du temple qui n’est accessible qu’aux mormons méritants, donc pas à tous les fidèles, et, qui est a fortiori strictement interdit aux non-mormons. Ce sont ces rites complexes qui nous intéresseront ici. Ils ont longtemps été qualifiés de « secrets » et donc de suspects, et les mormons depuis quelques décennies se sont efforcés d’expliquer qu’ils n’étaient pas « secrets » mais « sacrés », qualité qui interdisait que l’initié divulguât leur contenu, mais que l’Église ne s’opposait plus à ce qu’ils soient explicités par d’autres.

 

Afin de bien comprendre la fonction de cette sacralité exclusiviste je présenterai le déroulement des principaux rituels du temple[1]. Je soulignerai aussi les modifications opérées par Salt Lake City au fil des époques et notamment dans les années 1920 puis 1970-1990 afin de se faire accepter comme Église exclusivement chrétienne, cela dans le but d’investir pleinement la scène américaine, et étrangère, en tant que christianisme canonique et non en tant que secte para-chrétienne, ou « culte » comme on l’accusait d’être. Même si cette volonté a toujours été présente, on a vu la stratégie s’accélérer dans les années 1990, à la suite de la publication du livre de Jan Shipps, Mormonism: The Story of a New Religious Tradition (1987). Celui-ci fit souffler un vent de panique dans la Vallée du Lac Salé, l’Église ne voulant surtout pas passer pour autre chose que chrétienne. Ainsi, sur les conseils d’une société de relations publiques, elle modifia son logo : depuis 1995, les lettres « Jésus-Christ » sont trois fois plus grosses que celles des autres termes du nom de l’Église (voir Fletcher).

Or, même si le mormonisme rejoint sur bien des points les traditions religieuses occidentales, il affirme avoir opéré la restauration du christianisme des origines, terme à prendre au sens vétérotestamentaire, pour justement le sauver de la décadence des Églises, et il se distingue de leurs enseignements par une théologie qui intègre une réinterprétation de la Bible à des doctrines développées dans l’Antiquité, le tout rendu opératif par des rites radicalement différents de ceux que l’on peut trouver dans les Églises même celles à forte ritualisation car la plupart d’entre eux reproduisent ceux de la franc-maçonnerie[2]. Les Autorités de l’Église leur attribuent des pouvoirs spécifiques au sein de ce qui est appelé le « Plan du Salut », qui, s’il reprend le projet chrétien classique, y additionne d’autres vertus, en particulier celle d’opérer l’exaltation de l’individu, c’est-à-dire sa divinisation.

Bien que je n’aie jamais assisté à ces cérémonies, j’ai pu visiter un temple avant sa consécration et plusieurs amis mormons m’ont fait part de leurs émotions d’initiés. Mes remarques ne seront donc pas exclusivement tirées d’ouvrages spécialisés. Il faut à ce propos apporter des précisions historiographiques : ces rites étant justement « cloisonnés » à double titre, puisqu’ils sont fermés aux non membres et se déroulent dans des sortes de loges sur le modèle maçonnique, le mormonisme fait l’objet depuis ses débuts de vigoureuses attaques, d’« exposés », le dénonçant comme ésotérisme satanique. Les descriptions de rituels sont donc nombreuses mais ne sont pas toujours fidèles aux pratiques actuelles. Les meilleures sources sont celles rédigées par des apostats qui demeurent honnêtes, ainsi le couple Sandra et Jerald Tanner et celles de chercheurs mormons indépendants, tels que David John Buerger.

Quant aux liens avec la maçonnerie, ce ne fut qu’en 1974 qu’un chercheur mormon, Reed Durham osa expliquer publiquement que les rites de son Église s’en inspiraient étroitement. On ne lui pardonna jamais sa traîtrise ; il fut mis au ban et son discours ne put circuler que sous le manteau car il ne put jamais le publier. Plusieurs auteurs sérieux se lancèrent sur la piste ensuite, souvent publiés par Dialogue, revue indépendante fondée pour explorer justement les grandes questions du mormonisme, et Buerger fait partie de ceux-là.

Ils se divisent ici encore en deux groupes. Exactement comme dans la littérature sur la franc-maçonnerie, les ouvrages rédigés par des membres autorisés de l’institution donnent à croire que l’on va apprendre le déroulement exact des dits rites, mais ils n’offrent que des traités d’érudition sur les dates des pratiques, l’identité des participants, les journaux des prophètes présidents… La raison (bien résumée par Buerger 44) en provient de l’interdiction faite aux participants de révéler quoi que ce soit, même à un public averti[3]. Logiquement, ces auteurs ont un dessein spécifique : comme on ne peut plus nier les parallèles avec la maçonnerie, on souligne les divergences de finalité et la spiritualité du mormonisme. En face il n’y a que peu de noms.

Un des meilleurs textes est celui de Buerger, “The Development of the Mormon Temple Endowment Ceremony” (1987 suivi de son livre de 1994). John L. Brooke n’est pas mormon et son livre The Refiner’s Fire (1994) situe les innovations du prophète fondateur Joseph Smith dans la tradition ésotérique et gnostique réveillée à la Renaissance et diffusée dans la jeune Amérique en dehors des institutions chrétiennes. Les autres sont d’anciens membres de l’Église qui en historiens veulent éclairer la légende noire. Michael Quinn a écrit d’énormes volumes sur les origines de la prêtrise et du pouvoir qu’il situe dans la magie populaire du dix-neuvième siècle et s’il voit les liens avec la maçonnerie, il souligne lui aussi les divergences de finalité, car bien qu’excommunié par l’institution (à la fois en raison de ses écrits et de son homosexualité) il est resté fidèle au mormonisme. Enfin, Michael Homer a publié en 1994 un long article (110 pages) sur les similitudes entre maçonnerie et mormonisme, toujours dans la revue Dialogue, et il vient de terminer en décembre 2011 Solomon’s Rite (485 pages) que l’on peut considérer comme le livre « définitif » sur la question. Il y retrace toutes les étapes, les dissimulations, les controverses passées et actuelles, le tout étayé par un appareil critique irréfutable[4]. Le grand spécialiste des transformations opérées par l’Église demeure Mike Marquardt, dont les papers sont consultables dans la librairie de l’Université de l’Utah, publique donc, qui continue à publier sur tous les secrets de l’Institution. Il fut un des acteurs majeurs de la nouvelle histoire du mormonisme : à partir des années soixante il faisait partie d’un réseau qui s’échangeait des documents ronéotypés ou manuscrits sur divers agissements occultés par l’Église pour grossir les banques de données de chaque spécialiste. Leurs publications incitèrent les autorités à ouvrir davantage les archives au public. À ce jour, elles ne le sont pas encore complètement.

Pour montrer comment s’opèrent ces rites de cloisonnement, et quelle finalité ils jouent pour leurs impétrants, je présenterai les principales cérémonies de la dotation, du mariage éternel et du baptême des morts après avoir expliqué la fonction du temple. J’indiquerai au fur et à mesure les modifications effectuées ces derniers temps.

Le temple

Le temple représente bien plus qu’un simple lieu de culte : il est le Saint des Saints, le Temple de Salomon reconstruit[5] dans la Nouvelle Jérusalem qu’est l’Amérique, constamment appelée « Zion » (Sion), puis un peu partout dans le monde. L’attrait en est d’autant plus fort que seuls les fidèles méritants y sont admis et qu’ils doivent jurer de ne rien révéler.

Si l’Église construit des chapelles à un rythme effréné de par le monde, elle érige les temples seulement lorsque le nombre de fidèles dans la zone territoriale et ecclésiastique dépasse un certain seuil, autour de 30 000 fidèles. Ainsi pour le sud de l’Europe il n’y avait jusqu’à récemment que le temple de Berne en Suisse (1955). Depuis 1999 il y en a un à Madrid auquel sont rattachés l’Espagne, le Portugal et la moitié sud de la France. Un est en construction à Rome et un est en projet au Chesnay près de Paris. L’expansion est fulgurante, même si certains des temples récents sont nettement plus petits que ceux qui dominent les villes américaines : en un siècle et demi vingt-cinq temples furent construits, mais ce chiffre a été doublé dans les quinze dernières années du vingtième siècle. En 2002, 114 temples fonctionnaient et douze étaient en construction ou en projet. Dix ans plus tard, 136 fonctionnent, quinze sont en construction et quinze autres en projet[6].

L’extérieur

Leur architecture est conçue pour impressionner et elle est immédiatement identifiable. Les milliers de chapelle le sont aussi, mais plus discrètement : elles se signalent en général par une flèche blanche très mince sur un corps de bâtiment plutôt bas et assez ample. Les temples arborent des tours de style néogothique babylonien, en particulier celui de Salt Lake City. Les Mormons ponctuent l’espace de ces temples grandioses (celui de Washington est un des plus grands édifices religieux d’Amérique du Nord), pointant vers le ciel une ou plusieurs flèches. Dans un pays qui ne possédait pas d’architecture religieuse idiosyncrasique, ces temples ont fondé une nouvelle tradition, à la fois inspirée de ce que l’Europe comporte de plus majestueux et de plus fascinant, les cathédrales gothiques, et d’une vision proprement américaine d’une religion à mystère : style architectural sans aucun rapport à l’habitat environnant, préférence pour les sites en bordure d’autoroutes au milieu des mégalopoles, effets spéciaux suggérant l’apocalypse (le mormonisme est millénariste). Ces temples ne peuvent laisser indifférents ceux qui les aperçoivent et qui sont ainsi amenés à s’interroger sur ce qui se déroule à l’intérieur, puisque la porte n’est pas ouverte aux passants.

L’intérieur des temples

Les temples sont exceptionnellement accessibles à tout le monde, sur demande, lorsqu’ils sont en travaux, ou viennent d’être construits, avant d’être consacrés. Pour avoir visité celui de Madrid en compagnie de mormons, j’ai pu observer que la quasi-totalité des visiteurs étaient membres de l’Église et il était clair que cette possibilité de pénétrer dans l’édifice, même non consacré, représentait une occasion inespérée et leur procurait une joie inouïe, comme celle du pèlerin catholique ou du hadj à La Mecque.

L’intérieur de ces bâtiments, tous sur le même modèle, est déroutant. Point de grande nef, comme le laisserait supposer le gigantisme du volume extérieur, mais un réseau de couloirs, d’antichambres et de salons de tailles diverses. Ainsi, le temple de Salt Lake contient 177 pièces. Le rez-de-chaussée est occupé par des salles d’attente, des cabines d’habillage et pour convenance personnelle, des rangées de casiers pour y laisser ses affaires pendant les cérémonies, des toilettes, diverses salles pour la maintenance (laverie, lingerie), et l’administration.

Chaque temple comprend des salons de scellement, dont le nombre varie selon la taille du bâtiment, pour les mariages éternels, des salons d’ordination pour les cérémonies de dotation, mais une seule Pièce Céleste, le saint des saints, dont le plafond représente la voûte céleste, lieu de méditation avant de quitter le temple. Une pièce contient les fonts baptismaux, un bassin assez grand, soutenu par les douze bœufs grandeur nature représentant les douze tribus d’Israël. La décoration respire l’élégance sobre et le confort : moquettes et murs de tons pastel (vieux rose pour le temple de Salt Lake City, beige à Madrid), épais tapis, grands vases chinois et chandeliers vénitiens. Lors des cérémonies, les impétrants s’assiéront sur des fauteuils et des divans chippendale ou style Louis XVI, très confortables[7].

La curiosité qu’inspire l’extérieur du temple fait place à l’intérieur au bonheur de se sentir dans un palais. Un saint m’expliquait que son Église était la seule qui rendait à ses fidèles l’argent qu’ils lui versaient en leur offrant un tel luxe lors des cérémonies[8]. Ce qui peut passer aux yeux du profane pour « un salon de la décoration » impersonnel n’est pour le croyant que l’expression sacrée de la puissance et de l’amour divin qui lui permettront de s’élever au-dessus du commun des mortels et de faire partie du peuple élu. Un mormon m’a confié : « En réalité, une bonne partie de ce qui se passe dans le temple n’est pas secret. Il y a juste une chape de plomb et de superstition autour du temple mais en réalité, très peu de chose de ce qui s’y passe est secret. Parmi les choses que l’on n’aborde pas à l’extérieur du temple, il y a les signes et symboles (signs and tokens), les poignées de mains, et certaines paroles accompagnant les gestes. Par ailleurs, il faut aussi dire que la force de ce qui se passe dans le temple réside justement dans le fait que ça se passe en ce lieu. On peut le reproduire ailleurs mais ça n’a pas la même valeur. C’est “le sens” et “la valeur” des symboles qui importent. »

L’accès au temple

Le dimanche étant réservé au service dans les chapelles, le temple n’est ouvert pour les cérémonies que les jours sur semaine. Pour y avoir accès, le fidèle doit montrer sa « carte de recommandation » (Temple recommend) qu’il aura obtenue s’il a satisfait aux exigences de son évêque et du président de son pieu (unité ecclésiastique). Le passe n’est obtenu que pour un an, renouvelable sous condition. Les responsables s’assurent que le fidèle est actif dans sa paroisse, paie la dîme etc. Cela s’apparente à la nécessité d’être en règle avec son droit d’inscription à n’importe quelle association, secrète ou non, mais aussi avec l’exigence du calvinisme de ne laisser accéder au service religieux que les êtres purs, car si le mormonisme est né en réaction contre cette tradition, il lui a aussi emprunté de nombreuses particularités, l’exclusion des impurs n’étant pas la moindre. Il est estimé que soixante-dix pour cent des fidèles ne pourront pas accéder au temple car ils n’auront pas obéi à toutes les injonctions.

Les rituels

Joseph Smith dit avoir restauré les cérémonies du temple qui seraient perdues depuis l’époque de Salomon. Les rituels accomplis dans le secret des temples ont pour fonction principale d’aider l’homme à réaliser son potentiel divin. Il ne s’agit pas, comme dans certaines traditions, de libérer la parcelle de divinité emprisonnée dans son être afin qu’elle rejoigne Dieu, ou l’esprit universel, le Grand Tout, mais de transformer son être tout entier en un dieu qui siégera à côté des dieux déjà réalisés[9]. Selon la formule de Lorenzo Snow, pour les mormons, en effet, « ce que l’homme est, Dieu l’a été ; ce que Dieu est, l’homme peut devenir ». On peut lire dans cette possible divinisation de tout homme méritant la sacralisation de l’idéal américain du self-made-man, l’aboutissement dans le Nouveau Monde de promesses conçues il y a des siècles dans certains points de l’Ancien Monde. Les rituels du temple sont accomplis par les prêtres de haut rang.

Les grades de la prêtrise

Bien qu’il n’y ait pas à proprement parler de clergé professionnel puisque tout homme a accès à la prêtrise, comme dans le protestantisme, Joseph Smith a très habilement mis en place, pour marquer la rupture avec les Églises plus traditionnelles, une initiation très complexe calquée sur le modèle maçon et une hiérarchie pyramidale sur le modèle catholique romain et anglican, avec à sa tête un président « Prophète, Voyant, Révélateur » (Prophet, Seer and Revelator) secondé par le Conseil des Douze Apôtres, et le Quorum des Soixante-dix. Tout homme mormon est ordonné prêtre selon un processus qui débute dès l’âge de douze ans lorsque le jeune garçon reçoit la prêtrise d’Aaron. Elle comprend trois étapes. Il sera d’abord diacre (deacon), puis entre quatorze et seize ans deviendra enseignant (teacher). Entre seize et dix-huit ans il sera ordonné prêtre. Il deviendra ensuite prêtre de Melchisédech. Là aussi trois niveaux : ancien (elder), grand prêtre (high priest), c’est le niveau des évêques, des présidents de pieu ou des plus hautes autorités. Le rang supérieur de « soixante-dix » ou apôtre (Seventy, Apostle) est atteint par ceux qui appartiennent aux Autorités générales. Les patriarches sont des personnalités du pieu nommées par le Quorum des Douze. Pendant sa cérémonie d’investiture le patriarche doit pouvoir affirmer descendre des Douze Tribus d’Israël. Il accordera sa « bénédiction patriarcale » aux fidèles qui auront besoin d’un soutien spirituel. Comme dans la maçonnerie anglo-saxonne ou l’Église catholique, les femmes sont exclues de tous ces grades, alors qu’elles pouvaient y accéder dans les premiers temps sous l’impulsion du prophète fondateur.

La prêtrise compte deux ordres, celui d’Aaron et celui de Melchisédech. Joseph Smith déclara avoir restauré et reçu l’ordre de Melchisédech qu’il appelle la « haute prêtrise ».

Celle-ci remonterait au livre de la Genèse qui parle de Melchisédech, le grand prêtre, et dans la traduction que fit Joseph Smith de la bible, il est rajouté qu’il était prêtre selon l’alliance faite entre Dieu et Enoch. Cela se retrouve aussi dans la maçonnerie Arche Royale (Royal Arch) qui utilise elle-même des passages de la bible. Plusieurs mormons des premiers temps étaient initiés à l’Arche Royale. Ceux qui sont « prêtres du Très Haut d’après l’ordre de Melchisédech, qui est après l’ordre d’Enoch, qui est après celui du fils unique incarné » sont membres de l’Église du Premier Né, membres de l’assemblée générale de l’Église d’Enoch, « dieux et même fils de Dieu et ils résideront dans la présence de Dieu et de son Christ à jamais. » (Doctrine & Covenant 76 : 57-62).

La dotation (Endowment)

La dotation est censée accorder le même pouvoir surnaturel à Joseph Smith et à ses disciples que Dieu en a accordé aux disciples le jour de la Pentecôte : pouvoir de recevoir des révélations, des visions, des prophéties, pouvoir de guérison, d’exorcisme, de glossolalie. La haute prêtrise autorise ses disciples et tous les anciens à venir (elders) à sceller les saints pour la vie éternelle. La dotation a été élaborée par Joseph Smith, dès le séjour à Kirtland, en 1836, puis elle a été complétée à Nauvoo, en 1842. Elle constitue la pierre d’angle du système initiatique à grades. Le début des scellements et des onctions parfumées sur la tête et le corps fut présenté le 22 janvier 1836 aux Douze Apôtres et à la Présidence des Soixante-dix à Kirtland. En fait à ce moment-là, il n’y avait pas vraiment de rituels maçonniques complexes mais essentiellement des ablutions, lavement des pieds notamment et onctions[10].

C’est suite à sa traduction du Livre d’Abraham que Joseph Smith déclara qu’il y avait des mots clés, comme dans la maçonnerie, « des signes, des mots …qui permettent de lire la vérité ». Tout cela, à Nauvoo sera intégré au rituel plus complet de la dotation. Les rites devront être accomplis selon les règles, et ainsi le postulant obtiendra les clés, grâce auxquelles il rejoindra les anges et les dieux dans le monde éternel[11].

Ce fut six semaines après avoir été initié à la franc-maçonnerie que Smith introduisit le nouvel endowment : en plus des lavements, ablutions, et des onctions, il fallait préparer la salle supérieure du temple afin qu’on y délivre les clés de la puissance des prêtrises d’Aaron et de Melchisédech. On sépara cette pièce en cinq compartiments qui représentaient la Création, le Jardin de l’Éden, la terre après l’expulsion d’Adam et Ève, le monde actuel et un voile qu’il fallait traverser pour atteindre la salle céleste. Le 4 mai 1842 il présenta son nouveau rituel à 9 hommes, le quorum des oints, ou le Holy Order, tous également maîtres maçons. Ablutions, onctions, scellement, puis vêtements, puis nom secret, signes, mot-clé apparurent alors. Tout cela fait partie du rite prêtrise Aaron, qui permettait ensuite d’accéder à la prêtrise de Melchisédech.

Ceux qui reçoivent la dotation forment une élite à l’intérieur de l’Église, et n’ont jamais représenté plus de la moitié des fidèles. Lorsque leur proportion était trop grande, une deuxième onction opérait un tri, mais elle a été très restreinte en 1926[12]. La dotation permettra au fidèle l’accès au troisième degré, ou grade, du ciel, le plus élevé, si elle est accompagnée du rituel du mariage éternel (Doctrine et Covenant 131 :2). Elle lui offre « la connaissance de tout ce qui affecte notre salut et notre exaltation dans Son Royaume » (Journal of Discourses 4 :160-61) grâce à une ascension dans la présence éternelle.

Elle rejoue le plan de salut et confère à ceux qui la reçoivent la force de triompher dans leur tentative de perfection, afin de devenir des dieux eux-mêmes et de rejoindre le Père. Son origine est perçue par les mormons comme strictement divine, transmise par révélation à Smith avant qu’il ne devienne maçon. Pour ces croyants, les similitudes avec l’initiation maçonnique ne sont que fortuites (Buerger 36-37).

Le déroulement de la cérémonie

Le fidèle ne reçoit la dotation qu’une seule fois dans sa vie. Lorsqu’on voit les gens aller et venir chaque semaine au temple, les temple workers, ils y vont accomplir les dotations par procuration pour les morts. Buerger (69) donne le ratio : pour une dotation d’un vivant il y en a environ 60 pour les disparus : « Through 1985, a cumulative total of over 1.5 million endowments for the living and almost 86 million endowments for the Dead have been performed. »

Le rituel, qui prend environ 2 heures, inclut un spectacle, des ablutions dont le lavement de pieds, des onctions (depuis 1836), la remise d’un vêtement spécial, l’attribution d’un nom, de mots codés…

Dès qu’ils pénètrent dans le temple, les fidèles, hommes et femmes séparés, doivent se dévêtir complètement et déposer leurs affaires au vestiaire. Ils revêtiront une sorte de poncho blanc afin que les officiants puissent oindre certaines parties du corps. Lorsqu’ils auront été pleinement initiés, on leur donnera un vêtement blanc, décoré de symboles maçonniques qu’ils ne devront plus jamais quitter. L’assistant du temple récite une déclaration solennelle :

 …[ce vêtement] représente le vêtement donné à Adam lorsqu’il fut trouvé nu dans le jardin de l’Éden, et il s’appelle le Vêtement de la Sainte Prêtrise (…) Si vous ne le souillez pas (…) il vous servira de bouclier et de protection contre la puissance du destructeur jusqu’à ce que vous ayez terminé votre travail sur terre. Avec ce vêtement je vous donne un nouveau nom, dont vous devrez toujours vous souvenir, et que vous devrez conserver comme sacré, et ne jamais le révéler sauf à un certain endroit qui vous sera désigné par la suite[13].

Selon la description communément admise, la cérémonie se déroule en quatre temps :

1. L’impétrant assiste à une scène de théâtre qui dramatise la Création, la Chute, et la vie du Christ, la rédemption et le salut afin qu’ils comprennent la succession des âges et « l’importance du présent comme l’ère la plus extraordinaire de l’histoire humaine[14]. » Lorsqu’il y a suffisamment de place, elle est véritablement jouée par des acteurs, mais de plus en plus souvent depuis 1950, on passe un film, notamment sur grand écran et les temples construits à partir des années soixante doivent en principe le permettre (Buerger p. 60)

Un épisode capital du scénario initiatique montre Lucifer qui tente Adam et Ève. Pour les mormons, Lucifer est le fils rebelle de Dieu et le frère de Jésus. Sur scène il porte un tablier, emblème de son pouvoir et de la prêtrise. Il explique à Adam et Ève comment confectionner le leur avec des feuilles de figuier. À ce moment-là les spectateurs doivent mettre un tablier en feuille de figuier au-dessus de leur vêtement blanc. Ils seront mariés pour l’éternité et enterrés avec ce tablier. C’est un des aspects importants de la cérémonie que condamnent les critiques de l’Église[15].

L’impétrant reçoit un nom spécifique différent de celui de son état civil et il ne devra le communiquer à personne. Joseph Smith en donna les instructions en 1843, à partir d’une pierre blanche mentionnée dans le livre de l’Apocalypse (2:17) : « Et une pierre blanche est offerte à chacun de ceux qui parviennent au royaume céleste, sur laquelle un nouveau nom est inscrit, qu’aucun homme ne connaît sauf celui qui le reçoit. » (Doctrine et Covenant 130 :11)

2. L’impétrant est amené vers une salle plus claire où on lui parle des bénédictions de Dieu.

3. Il échange des promesses, des obligations avec Dieu par lesquelles il s’engage à respecter certaines règles : vertu, chasteté, charité, bonté, tolérance, pureté, et doit promettre de :

consacrer à la fois son talent et les moyens matériels nécessaires à la prédication de la vérité et l’amélioration de la race ; au maintien de la dévotion à la cause de la vérité ; et à la quête pour contribuer à la grande préparation de la terre afin qu’elle soit prête à recevoir son Roi, — le Seigneur Jésus Christ[16]

Jusqu’en 1990 ces obligations étaient accompagnées d’amendes si le fidèle avait voté en levant les deux mains vers le ciel pour conclure son pacte (Covenant) avec Dieu, et puis si par la suite avait oublié ses promesses.

Le fidèle plus tard passe à travers une ouverture dans un rideau ou un voile représentant le passage de cette vie dans l’immortalité, et reproduisant le voile du temple de Salomon. C’est lors de ce passage qu’on lui révèle les mots clés, les codes, qui lui permettent ensuite d’accéder à l’éternité en toute puissance. Autrefois on le touchait alors aux « Five points of Fellowship » ou « Cinq points de la maîtrise », ou littéralement « Les cinq points du compagnon », rituel utilisé dans la maçonnerie pour l’élévation au grade de maître[17]. Les termes sont les mêmes dans les deux organisations : « Initiated : 1st degree ; Passed : 2nd degree ; Raised : master mason degree ». Les textes des théologiens mormons expliquent comment alors le postulant va « passer » les anges et « approcher » les dieux, ou Dieu le père (terme qu’utilise déjà Brigham Young en plus du pluriel, mais de nos jours, on n’utilise plus le pluriel du tout).

4. Il entre dans la Salle Céleste qui représente le plus haut niveau des cieux. Selon les termes d’un évêque de l’Église : « Symboliquement, vous évoluez à travers les étapes de la vie, et la pièce céleste représente la joie que vous pouvez obtenir si vous menez une vie pure et vertueuse. » Et un autre saint d’ajouter : « Vous terminez la dotation dans la Pièce Céleste. Tout le monde est habillé en blanc, et vous vous envolez en dehors du monde. Il n’y a pas de distinction de classe, et tout est paix et sérénité[18]. » Les fidèles auront subi une purification par l’eau et une onction afin d’être scellés pour la vie éternelle.

Le rituel n’est pas immuable

Une commission apostolique fut nommée en 1919 au début de la présidence de Heber J. Grant et elle proposa diverses modifications, pour éviter que ne se reproduisent les problèmes liés à l’affaire Reed Smoot : il fut élu au Sénat mais une commission ne voulait pas qu’il siège en raison des alliances et pactes qu’en tant que mormon il était censé avoir passés avec son Église. Le serment de vengeance en particulier fit frémir les présents (c’était aussi la période où le gouvernement fédéral ne voulait pas de la polygamie qui continuait à être pratiquée malgré l’interdiction des autorités de l’Église). La commission se réunit aussi entre 1921 et 1927 pour codifier et simplifier les cérémonies du temple. En effet, dans la mesure où auparavant elles étaient transmises le plus souvent oralement, elles tendaient à varier d’une région à l’autre. En 1927 une lettre fut envoyée à tous les présidents de temple pour qu’ils « omettent des cercles de prière toute référence à la vengeance du sang des Prophètes. Omettez de l’ordonnance et de la lecture toute référence à la vengeance. » (Richards, to Presidents, 1927, in Buerger p. 55)

Les pénalités pour avoir parlé, trahi…, copiées de la maçonnerie, furent amoindries : on ne menace plus de morts, ni d’avoir la langue arrachée. On modifia les vêtements à porter dans le temple : en 1923 la hiérarchie en assouplit la forme : les manches remontèrent du poignet au coude, le bas de la cheville au genou, on put utiliser des boutons, et pas que des cordelettes, on enleva le col et la braguette pouvait se fermer (Buerger p. 56) et depuis 1979 c’est une sorte de caleçon et de gilet que l’on peut ôter pour pratiquer le sport, mais cela doit demeurer exceptionnel.

En 1972, une commission recommanda d’autres changements, notamment de ne plus donner une peau noire au diable dans le spectacle d’ouverture. En 1990 on supprima les passages sur le caractère satanique des pasteurs et des prêtres des autres Églises, car pour citer Buerger (p. 68) « à une époque où les saints se focalisent sur l’idée de valeurs chrétiennes partagées, un certain nombre d’entre eux sont gênés de voir que l’on représente un pasteur chrétien en tant que suppôt de Satan, et cela n’a pas échappé aux citoyens, qu’ils soient simples citoyens, protestants fondamentalistes ou anti mormons professionnels, qui manifestaient contre les consécrations de temples à Dallas Denver et Chicago. »

On a aussi abandonné les « cinq points de compagnonnage » qui étaient oints lors du passage du voile vers la pièce céleste et correspondaient aux grades pour accéder à la maîtrise, on l’a vu. Le lien avec la maçonnerie étant trop évident, on ne compte plus que deux points, les épaules apparemment (selon mes sources). Les femmes ne passent pas par les cinq points non plus.

Le Mariage Éternel

Il ne s’agit pas de la cérémonie de mariage accompagnant le mariage civil, mais d’un rituel extraordinaire que l’on n’accomplit que lorsqu’on a atteint un certain degré d’initiation et que l’on veut former une famille éternelle. Il provient d’une révélation reçue par Joseph Smith en 1843 et qui devint la section 132 de Doctrine et Alliance. Selon le prophète Orson Pratt : « Seules dureraient éternellement les unions scellées par la Sainte Prêtrise restaurée en ce siècle : ceux qui auront obéi aux lois du Seigneur seront faits rois et prêtres et deviendront des Dieux[19]. » « Le mariage (dans le temple) n’est pas seulement une institution juste, mais l’obéissance à cette loi est absolument nécessaire afin d’obtenir la plus haute exaltation dans le Royaume de Dieu[20]. »

Cette croyance est bien entendu liée à la pratique de la polygamie, interdite depuis 1890 par l’Église de Salt Lake, mais toujours pratiquée par de nombreuses communautés schismatiques dans les montagnes et les déserts de l’Utah[21]. Ceux qui ont plusieurs épouses peuvent se déifier plus rapidement. Les mormons croient que les esprits des humains pré-existent dans l’éther et qu’ils ne peuvent progresser et atteindre au salut que s’ils prennent une enveloppe charnelle[22]. Un homme qui épouse plusieurs femmes multiplie donc les chances de ces esprits de pouvoir enfin être engendrés. Ces procréations multiples accélèrent la venue du millénium, qui ne pourra arriver que lorsque tous les esprits auront été incarnés, et donc l’avènement de l’éternité bienheureuse.

Si l’un des deux conjoints n’est pas favorable au mariage éternel, il est alors préférable de divorcer pour ne pas entraver l’accession de l’autre à la divinité. Ce mariage peut être célébré aussi bien pour les vivants que pour les morts, comme nous le verrons par la suite. Le grand temple de Salt Lake possède quatorze salles de scellement et peut sceller jusqu’à 167 couples par jour[23]. Les couples se font ensuite photographier à l’extérieur dans le décor du Temple Square connu de tous les mormons.

Le mari aura reçu auparavant sa dotation, en principe avant de partir en mission pour deux ans, la femme ne la reçoit le plus souvent qu’un jour ou deux avant le mariage. Ce mariage peut avoir lieu longtemps après le mariage classique. Le mari peut connaître le nom secret de son épouse, mais la femme ne doit pas connaître celui de l’homme. Une fois entrés dans le temple, maris et femme sont séparés pendant deux heures avant de pouvoir sceller leurs épousailles pour l’éternité. Le scellement final, conduit par un scelleur ne dure que cinq minutes.

Les enfants du couple lui seront scellés pour l’éternité. Selon Joseph Fielding Smith, la vie éternelle implique de produire éternellement de la vie en engendrant des enfants dans l’au-delà, et le Mariage Céleste est une obligation si l’on veut devenir Dieu : « Si vous voulez le salut dans sa plénitude, c’est-à-dire l’exaltation (…) vous devez vous rendre dans le Temple du Seigneur, recevoir les ordinations (…) et obéir à tous les commandements (…) Le mariage civil produit des esclaves pour l’éternité (…) le Mariage Céleste produit des Dieux pour l’éternité[24]. »

On trouve aussi des références à la Deuxième Onction, ou Second Anointing : l’officiant oint la tête du mari et de la femme et leur confère la « plénitude de la prêtrise. Le couple reçoit alors la confirmation d’une promesse donnée auparavant dans la dotation, et dans la cérémonie de mariage céleste, qui est celle d’être oint pour devenir prêtre et roi devant Dieu, et la femme prêtresse et reine pour son époux. La deuxième partie de la cérémonie était privée : la femme lavant les pieds de son époux afin qu’elle puisse exercer ses droits sur lui à la résurrection » (Buerger p. 47).

Le Baptême des Morts : rite fermé ouvrant sur le partage avec la société

Il s’agit là certainement de la cérémonie la plus originale des mormons de l’Église de Salt Lake, l’Église réorganisée refusant de la pratiquer. Elle n’est pas inspirée par la maçonnerie et elle est à la source de leur activité sociale la plus célèbre, les recherches généalogiques.

L’on sait qu’ils ont entrepris la tâche colossale de recenser la totalité des humains ayant vécu depuis Adam et Ève, tâche quasiment impossible dans la mesure où les registres d’état civil n’existent pas depuis la Genèse. Ils mettent sur microfilms les registres de nos mairies et les archives ainsi obtenues sont scellées depuis 1966 dans des abris antiatomiques creusés dans la profondeur des montagnes Wasatch, dans la « chambre forte de la montagne de Granit » (Granite Mountain Records Vault) à Little Cottoonwood Canyon, près de Salt Lake City.

Cette passion s’explique doctrinalement ainsi : en vue de l’exaltation totale du mormon et de son bonheur éternel, il faut que toute sa famille, vivante et morte, puisse être unie à lui lors de la résurrection des corps. Les rites que nous avons vus mais aussi le baptême des morts vont permettre cette union. En effet, selon les mormons, la véritable religion n’ayant été révélée qu’en 1830 et n’étant répandue encore que de façon inégale dans le monde, toute l’humanité n’a pas pu en bénéficier. Ceux qui l’ont reçue ont donc pour mission d’en faire profiter leurs ancêtres avec lesquels ils seront désormais unis à jamais. Le président John Taylor déclara « nous sommes les seuls à savoir comment sauver nos géniteurs (…) en fait nous sommes les sauveurs du monde[25] »

Une telle pratique passe évidemment pour de la nécromancie, voire de la nécrophilie pseudo-métaphysique aux yeux des gentils et alimente les accusations d’hérésie païenne. Pourtant, ici encore, Joseph Smith affirmera s’être inspiré directement de la Bible pour instaurer ce rituel unique dans les religions du Livre. Il déclara avoir vu le prophète Élie le 3 avril 1836 qui lui aurait dit :

Voici, le temps est pleinement arrivé, ce temps dont a parlé Malachie, lorsqu’il a témoigné qu’il serait envoyé avant que le jour de l’Éternel arrive, ce jour grand et redoutable, pour tourner le cœur des pères vers les enfants, et le cœur des enfants vers les pères, de peur que la terre tout entière ne soit frappée de malédiction. (Doctrine et Alliances 110 :14-16)

Ces paroles reprenaient le livre de Malachie 4:5-6, auquel ferait écho dans le Nouveau Testament, le 1 Corinthiens, 15:29 : « Autrement, que feraient ceux qui se font baptiser pour les morts ? Si les morts ne ressuscitent absolument pas, pourquoi se font-ils baptiser pour eux ? » Et Joseph Smith rapporta ensuite les paroles de Dieu qui lui aurait dit : « Il n’y a pas sur terre de fonts baptismaux dans lesquels mes saints puissent être baptisés pour ceux qui sont morts. » (Doctrine et Alliances, 124 :29) Un an plus tard, le 1er septembre 1842, les premiers baptêmes des morts eurent lieu au temple de Nauvoo qui venait d’être construit.

Les Mormons croient qu’entre la crucifixion et la résurrection Jésus est allé prêcher chez les morts. Ceux-ci sont demeurés conscients, mais pour obtenir le Salut ils doivent être baptisés. C’est donc un devoir pour les mormons vivants de les baptiser par procuration. L’humanité entière étant appelée à devenir mormone, que se passera-t-il pour les morts qui n’ont pu être répertoriés ? Pendant le millénium qui précédera la fin du monde les noms des défunts non encore baptisés seront divinement révélés.

Grâce à l’efficacité des recherches des mormons, de cinq à sept millions de morts sont baptisés chaque année dans les temples[26]. Depuis 1965, on extrait les noms électroniquement depuis les banques de données de la société de généalogie en fonction du « computer based name extraction program » (Buerger p. 63).

Les cérémonies pour les morts comprennent le baptême mais aussi la dotation le mariage et le scellement. Si le baptême donne la possibilité aux ancêtres d’accéder au divin, il faut aussi leur permettre de gravir les divers degrés de l’initiation afin qu’ils puissent parvenir à l’exaltation. Le rituel de dotation tel que nous l’avons décrit pour les vivants leur est donc également appliqué par procuration, par les descendants, ou parfois, nous disent les mormons, sur demande des morts eux-mêmes qui savent se manifester dans le temple.

L’intérêt ici pour notre problématique sur l’ouverture ou non des rites est que par les recherches généalogiques les mormons se sont ouverts au monde. Ils ont su présenter une image rassurante par leurs activités généalogiques puisqu’ils offrent gratuitement leurs services (on ne doit que payer les photocopies) et leurs banques de données aux férus de la généalogie de plus en plus nombreux, grâce à eux justement, en Amérique et en Europe. Selon Bernard Blandre (p. 9) :

Dans ces transactions les mormons ont proposé à l’État de profiter de leurs moyens financiers et techniques en lui donnant un double des microfilms ; en échange le pouvoir politique a donné plus que le droit de microfilmer : il a permis à l’Église d’accomplir les rites qu’elle juge essentiels. Il y a bien là un compromis caractéristique des relations entre une Église et l’État.

D’un point de vue culturel enfin, nous pouvons revenir aux liens qui unissent le mormonisme à la société américaine. L’on sait que les Américains sont tous des immigrés (même certainement les Indiens), des êtres déplacés qui ont laissé les mannes de leurs ancêtres dans un pays lointain. Il est aussi notoire que cela leur a donné un grand sentiment de liberté mais aussi un manque affectif et une soif intense de retrouver leurs racines, un besoin d’histoire. L’habileté des mormons consiste justement à aider les Américains à combler ce vide. Quelle merveilleuse découverte pour un peuple sans passé que de pouvoir reposséder ses morts, en s’immergeant pour eux dans des eaux purificatrices, qui ne peuvent pas ne pas rappeler celles des océans que l’on a traversés en croyant pouvoir couper le cordon ombilical avec ces mêmes ancêtres.

En outre, le baptême des morts confère aux mormons une originalité dogmatique qui les maintient séparés de la société dominante, mais en même temps, les en rapproche, les rend actifs et utiles dans le siècle, voire, pour risquer un jeu de mots, utiles pour les siècles des siècles, puisqu’il faudra répertorier quelque 96 milliards d’individus. L’immensité de la tâche et leurs prouesses techniques les marquent comme des êtres à la fois bizarres et indispensables. C’est aussi grâce à ces recherches généalogiques qu’ils sont devenus les spécialistes mondiaux des banques de données.

Conclusion

L’Église de Salt Lake cherchant à tout prix à ne passer que pour chrétienne, pour radicalement démocratique, n’y a-t-il pas un paradoxe important à préserver des rites fermés, accessibles seulement aux initiés de haut niveau ? Autre paradoxe : celui entre l’élaboration de rites très particuliers pour un nombre restreint de disciples qui devront en garder le secret, et d’un autre côté le désir de convertir l’humanité entière, ce qui amènera à la divulgation générale des rites.

En réalité il s’agit ici d’une stratégie payante. Sur le marché des religions, pour être attractive chacune doit conserver des spécificités clairement repérables. Plus le mormonisme s’efforce de paraître classiquement chrétien, plus son prosélytisme se fait générique dans un premier temps. Les missionnaires séduisent ceux qui croient qu’ils sont face au christianisme des origines, purifié. Une fois baptisés, ils trouveront toutefois que leur religion leur apporte encore davantage grâce aux mystères du temple auxquels ils n’auront accès que s’ils respectent des règles et œuvrent à leur perfectionnement constant.

C’est certainement parce qu’il conserve la bible, tout en lui adjoignant ce prolongement américain qu’est le Livre de Mormon, et parce qu’il conserve un service religieux hebdomadaire classiquement protestant tout en offrant des rituels exceptionnels qui transcendent le routinier dominical, que le mormonisme recrute des fidèles parmi ceux que le mystère des temples fascine mais qui craindraient de s’y adonner s’ils n’y retrouvaient en même temps le giron rassurant du christianisme. Le mormonisme offre donc bien plus à ses fidèles que l’appartenance à une société secrète, telle que la maçonnerie notamment.

Ainsi comme toutes les religions à mystères qui accroissent leur pouvoir de fascination par le recours à l’initiation rituelle, le mormonisme propose un cérémoniel minutieusement élaboré pour reproduire dans le secret sacré des temples ce qui aurait été l’apanage des grands prêtres de la Jérusalem de Salomon afin de séduire ces individus prisonniers de la standardisation et de l’anonymat typique de nos sociétés contemporaines, qui aiment s’imaginer appartenir à un peuple élu en route vers la divinisation individuelle et familiale.

  

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

ARRINGTON, Leonard & Davis BITTON. The Mormon Experience: a History of the Latter-Day Saints. Urbana and Chicago: University of Illinois Press, 1979, 1992.

BERNARD, Marie-Pierre. “The Meaning of Mormon Architecture”. TER de maîtrise, sous la direction de B. Rigal-Cellard. U.F.R. des pays anglophones, Université de Bordeaux 3, 1997. (124 p.)

BLANDRE, Bernard. Les recherches généalogiques des Mormons. Sarreguemines : AEIRM, n° 120 (avril-mai 1990).

BUERGER, David John. « The Development of the Mormon Temple Endowment Ceremony ». Dialogue 34:1-2 (Spring-Summer 2001) p. 75-122. Nos références sont à cet article. L’auteur l’a prolongé dans un livre : The Mysteries of Godliness: A History of Mormon Temple Worship. San Francisco : Smith Research Associates, 1994.

DECKER, Ed & Dave HUNT. The God Makers. Eugene: Harvest House Publishers, 1984.

DECKER, Ed & MATRISCIANA, Caryl. The God Makers II. Eugene: Harvest House Publishers, 1993.

FLETCHERl Stack, Peggy. “New Church Logo is User-Friendly”. The Salt Lake Tribune. Wednesday, December 20, 1995. A-1, A-11.

GOTTLIEB, Robert & Peter WILEY. America’s Saints: the Rise of Mormon Power. New York: Putnam’s Sons, 1984.

HOMER, Michael W. “Similarities of Priesthood in Masonry: The Relationship Between Freemasonry and Mormonism.” Dialogue, volume XXVII n° 2 (Fall 1994) p. 2-113.

——« Freemasonry and 19th Century Mormonism. » Communication, Congrès du CESNUR, 20-22 juin 2002, Salt Lake City.

—– Solomon’s Rite: The Relationship between Freemasonry and Mormonism. Manuscrit terminé décembre 2011. À paraître.

INTROVIGNE, Massimo. Les Mormons. Maredsous, Belgique : Brépols, 1991.

——- « Il Tempio Mormone », in MARIANO L. BIANCA (a cura di), Il Tempio. I luoghi del sacro, Atanòr, Roma 1999, p. 249-279.

JACKSON, Kent P.. “Are Mormons Christians? Presbyterians, Mormons, and the Question of Religious Definitions”. Nova Religio: The Journal of Alternative and Emergent Religions. IV :1 (October 2000) p.52-65.

MAYER, Jean-François. Les Mormons et la polygamie. Fribourg, Suisse : Les Trois Nornes, 1986.

———– « Du secret dans le mormonisme ». Politica Hermetica, “Secret, initiation et sociétés modernes”. n°5, 1991. p.14-30.

O’DEA, Thomas. The Mormons. Chicago: The University of Chicago Press, 1957.

OMAN, Richard G. “Exterior Symbolism of the Salt Lake Temple: Reflecting the Faith that Called the Place into Being.” Brigham Young University Studies. Vol 36, n° 4, p. 6-68.

OSTLING, Richard N. and Joan K. OSTLING. Mormon America: the Power and the Promise. San Francisco: HarperSanFrancisco (HarperCollin), 1999.

QUINN, D. Michael. Early Mormonism and the Magic World View. Salt Lake City: Signature Books, 1998 (Première édition 1987).

RIGAL-CELLARD, Bernadette. « Les cérémonies des mormons de nos jours : mystère et initiation dans le temple ». in Marc Agostino, François Cadilhon, Philippe Loupès. Fastes et cérémonies : l’expression de la vie religieuse, XVIe-XXe siècles. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2003. 163-186.

—– « Les communautés mormones polygames des Provinces de l’Ouest : les gardiennes de la Prophétie ». in B. Rigal-Cellard. Prophéties et utopies religieuses au Canada. Pessac : PUB, 2011. 257-283.

—–« Les doctrines de la genèse, de la pré-existence et d’Adam-Dieu dans le mormonisme : prophéties originelles et avatars contemporains. » In Jean-Louis Breteau & al. : Récits de genèse : les avatars des commencements. Pessac : PUB, 2012.

RICHARDS, Paul C. « The Salt Lake Temple Infrastructures: Studying it out in their Minds. » Brigham Young University Studies. Vol 36, n°2 (1996-97) p. 203-225.

SHIPPS, Jan. Mormonism: The Story of a New Religious Tradition. Urbana: University of Illinois Press, 1987.

TALMAGE, James E. The House of the Lord. Salt Lake City: Deseret News, 1912.

Site principal : <www.lds.org>  qui permet d’accéder à tous les autres.


[1] Cet article est une version remaniée et complétée de mon texte de 2003.

[2]La théologie est exprimée dans divers textes canoniques. Le prophète fondateur Joseph Smith compléta les doctrines contenues dans Le Livre de Mormon, qu’il affirma avoir traduit de plaques d’or enfouies dans le sol depuis des siècles, par de nombreux textes et sermons dont Doctrine and Covenant,  The Pearl of Great Price qui contient des extraits du Livre de Moïse et le Livre d’Abraham. Ce dernier est censé être la traduction par Joseph Smith d’un papyrus qu’il avait acheté avec des momies, et qui serait le récit fait par Abraham lui-même et non révélé depuis lors.

[3] L’Église interdit toujours à ses membres de parler des rituels, mais tolère que les non-membres en parlent, s’ils respectent un minimum de discrétion, et c’est dans ce cadre que je situe ma présentation.

[4] Je le remercie ici du fond du cœur pour son amitié constante, ses conseils lors de la rédaction de ce travail et pour m’avoir donné à lire son manuscrit. Pour les détails de l’influence maçonnique voir ses travaux et le texte de Buerger.

[5] Le premier temple fut construit dès 1836 à Kirtland dans l’Ohio. Le second fut construit à Nauvoo en 1846. Il fut détruit lors des persécutions des origines. Il fut reconstruit à l’identique et inauguré avec faste en juin 2002, année qui vit également la consécration internationale de la Nouvelle Sion grâce aux Jeux Olympiques d’hiver à Salt Lake City.

[6] Official Temple List. Consulté février 2012. Chaque temple y est en photo.

http://www.ldschurchtemples.com/temples/

[7] Voir les photos sur le site de l’Église : http://www.lds.org/church/temples/why-we-build-temples/inside-the-temple?lang=fra (consulté février 2012).

[8] Les fidèles versent la dîme à l’Église, littéralement dix pour cent de leur salaire. Une partie des gigantesques sommes ainsi obtenues financent un service d’aide sociale interne à la communauté.

[9] Doctrine et Covenant 130:22 : « Le père a un corps de chair et d’os aussi tangible que celui de l’homme ; le Fils aussi ; mais le Saint Esprit n’a pas un corps de chair et d’os, c’est un personnage de l’Esprit. »

[10]“[W]e had no basement in it, nor a font” for performing baptisms for the dead, Brigham Young later recalled, “nor preparations to give endowments for the living or the dead.”Richard S. Van Wagoner, The Complete Discourses of Brigham Young, 5 vols. (Salt Lake City: The Smith-Pettit Foundation, 2009), 5: 3101, quoting Brigham Young, “Dedication of the St. George Temple,” Journal of Discourses 18:303 (January 1, 1877). Voir Homer manuscrit p. 141.

[11] Homer, manuscrit note 830.

[12] Ostling p. 195-96.

[13] Reproduit in Decker & Hunt p. 188. Ma traduction.

[14] Talmage p. 99. Talmage (1862-1933) est une figure importante du mormonisme qui rédigea de nombreux textes doctrinaux. Il appartenait au Quorum des Douze.

[15] Selon eux, ce tablier est satanique, car Dieu, dans la Genèse, avait refusé qu’Adam et Eve cachent ainsi leur nudité puisqu’Il leur avait donné les peaux des bêtes qu’Il leur avait sacrifiées, en préfiguration du sacrifice de Jésus pour racheter leur faute et celle de tous les hommes (Decker & Hunt p.75). Cette critique est typique des opposants au mormonisme.

[16] Talmage p. 100-101. Ma traduction.

[17] Dans la légende maçonnique d’Hiram, le bon maître, l’architecte du temple de Salomon, est assassiné par les mauvais compagnons parce qu’ils étaient pressés de devenir maîtres, et qu’ils voulaient lui arracher le mot de passe du 3e degré… L’expression « les cinq points… » est une allusion aux bons maîtres qui ont retrouvé le cadavre d’Hiram, près d’un puits à l’extérieur du temple (et une légende dira que Smith est mort contre la margelle d’un puits) et qui sont parvenus à  soulever ce corps par cinq points précis (épaules…) alors que « la chair quittait les os ». Les cinq points, symbolisant le degré de compagnon, étaient une façon de réparer le mal fait par les mauvais compagnons.

[18] in Ostling p. 186. Ma traduction.

[19] In  Mayer p. 4. Orson Pratt, un Ancien, “Elder”, du Quorum des Douze, publia le texte de la cérémonie en 1853 mais fut ensuite censuré par Brigham Young (Homer p. 47).

[20] Milton R. Hunter. The Gospel Through the Ages (1968), p.118-9, cité in Decker & Hunt p.147. Ma traduction.

[21] L’Église interdit la pratique pour permettre l’accession de l’Utah au rang d’état. Certains affirment que son intention n’était pas définitive et que donc les polygames seraient restés dans l’orthodoxie, face à une hiérarchie qui n’aurait pas osé reprendre la pratique. On estime que le nombre des polygames est aujourd’hui supérieur à ce qu’il était lorsque les autorités de Salt Lake recommandaient la pratique : plus de 30 000 personnes vivraient ainsi. Voir mon texte sur les mormons polygames 2011.

[22] Voir mon texte 2012 sur la genèse et la pré-existence des âmes.

[23] Ostling p.191.

[24] Doctrine of Salvation, vol. 2, p. 44, et p. 61-63, cité in Decker & Hunt p.147. Ma traduction.

[25] Journal of Discourses, vol. 6 p.163, cité in Decker & Hunt p. 66. Ma traduction.

 [26] Blandre p. 13.

Print Friendly, PDF & Email
Cette entrée a été publiée dans Publications, avec comme mot(s)-clef(s) , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Les commentaires sont fermés.