Les rituels de la religion populaire traversent les frontières des religions

Présentation du colloque

Présentation du colloque

Thom Sicking s.j.

Tout être humain est confronté aux limites de son existence.  La plus grande est celle de la mort, elle est commune à tous. Durant sa vie l’homme se bat contre cette menace ultime sous toutes ses formes.  Elle peut venir de tout côté : la guerre, la pénurie, la maladie, les caprices de la nature, l’échec, ou d’autres formes encore. L’homme cherche donc à maîtriser toutes ses menaces. Il est donc normal que l’homme cherche des défenseurs puissants contre ce qui le menace et des assurances pour contrôler l’inconnu.

Il réussit plus ou moins bien, à réduire tout ce qui menace sa vie, selon les moyens qu’il a su se donner dans le contexte culturel où il vit. Il ne peut accepter l’échec, et lorsque ses moyens concrets lui font défaut, il en cherchera d’autres, réels ou imaginaires. Puisque les domaines d’incertitude sont globalement les mêmes pour tous les êtres humains, il n’est pas étonnant que les façons dont ils y font face se ressemblent. Elles changent de forme, de nom, mais le plus souvent il s’agit de variations sur un même thème. Il y a le savoir faire par lequel l’homme augmente la maîtrise de son environnement, il y a la magie et la superstition[1], où l’homme se crée un univers dans lequel il pense pouvoir agir sur des forces qui lui sont hostiles et il y a enfin la religion, où l’homme accepte les limites de son existence en lui donnant un sens, sans que cela l’empêche pour autant de se battre par tous ses moyens contre son impuissance. Concrètement ses trois éléments savoir faire, magie et religion, se mélangent dans la vie. La religion peut présenter des aspects superstitieux, la magie peut se confondre avec des pratiques religieuses ou avec le savoir faire acquis par l’expérience, la superstition comme la magie peuvent se servir de symboles religieux. Maurice Blondel signale bien cette parenté entre religion et superstition ou magie.  La superstition procède, ce semble, de l’impression que lorsque l’homme a usé des toutes les ressources que l’expérience, la science, la réflexion critique et la volonté prévoyante ont pu employer pour analyser, régler, gouverner son action, il reste encore et toujours, à l’origine, au cours et au terme de son effort le plus avisé, certains éléments réfractaires à toute emprise comme à toute prévision humaine : d’où la tentation d’admettre des puissances occultes sur le type des forces naturelles et de recourir à des recettes magiques selon des vues intéressées. A l’inverse de l’homme religieux, le superstitieux veut avoir Dieu à soi sans être à lui et capter les forces mystérieuses pour des fins égoïstes et par des procédés naturalistes »[2] Blondel a bien raison de vouloir clairement distinguer superstition et religion sur le plan conceptuel. Mais en regardant de près, est-ce que sa description de la superstition ne convient pas tout à fait à de nombreuses pratiques religieuses des dévotions populaires ? Ironiquement je résume de nombreuses pratiques de religion populaire par la prière « Notre Père qui es aux cieux, que ma volonté soit faite, Amen ». Ce qui est premier, c’est le besoin exprimé et le désir de le voir satisfait. Pour cela l’homme est prêt à assurer une contrepartie : des offrandes, des vœux, des promesses pour faire par là pression sur celui qui est sensé pouvoir venir à son secours. Voilà ce qui constitue l’essentiel de nombreuses dévotions populaires.

Religion populaire

Que faut-il entendre par ce concept ? Il a fait l’objet de nombreuses discussions, surtout dans les années 70, sans que cela n’ait abouti à un accord entre les auteurs. [3] Ceux se situaient surtout dans un contexte chrétien et discutaient sur la valeur plus ou moins grande des pratiques de la religion populaire. Je laisse l’évaluation de ces pratiques de côté. Dans cet exposé j’entends par religion populaire :

Toute forme de pratique religieuse où la satisfaction d’un besoin ou d’un désir est primordiale. Cette satisfaction doit s’opérer par des moyens extraordinaires, des moyens dépassant le savoir faire normal, ou avec l’aide de puissants intercesseurs, le plus souvent des personnages considérés comme saints.

Le croyant y cherche le miracle et l’extraordinaire. Il veut échapper aux conditions de sa vie « ordinaire ». Ces pratiques sont fréquentes dans tous les lieux de culte, et spécialement dans les lieux de  pèlerinage. On les trouve également  dans les maisons où les habitants ont créé leur propre coin de dévotion particulière avec leur propre rituel.

Si la religion populaire ainsi définie est à la base de rituels et dévotions populaires, il ne faudra pas s’étonner que ceux-ci présentent de fortes ressemblances, indépendamment de la religion dans laquelle elles s’insèrent. La réaction des autorités religieuses devant ces pratiques populaires est diffèrent d’une religion à une autre allant de l’enthousiasme et de l’encouragement passant par  l’acceptation quelque peu méfiante, jusqu’à l’opposition radicale. Les chrétiens leur ont fait le plus souvent un bon accueil. Les cultes des saints sont populaires et souvent encouragés, même si l’on peut trouver quelques réticences, parmi ceux qui appuient une spiritualité moins « intéressée ». Des prêtres cherchent à expliquer que l’Eglise propose les saints à la vénération des fidèles pour servir de modèle et d’exemple bien plus que pour obtenir d’eux des interventions spéciales. Mais ils ne s’opposent pas aux croyants qui viennent chercher des intercesseurs pour leurs besoins particuliers.  L’islam se montre généralement bien plus réticent.  Il ne connait pas, comme les chrétiens, tout un calendrier de fêtes de saints. Il y a donc beaucoup moins de lieux de culte musulmans. Cela n’empêche pas les musulmans d’en faire eux aussi. En Egypte et en Afrique du Nord sans doute bien plus qu’au Liban. Mais même ici il y en a, et il y en avait probablement bien plus autrefois. Notamment dans la vallée de la Bekaa les noms de villages musulmans indiquent des lieux de culte anciens : Nabi Younes, Nabi Chit, Nabi Sbât, Nabi Rachade et d’autres lieux encore qui n’ont pas donné leur nom à un village. Si les autorités religieuses se montrent réticentes, la population sait trouver des moyens pour parer à ce manque. Bref, la dévotion populaire cherche partout des moyens pour faire face à leurs inquiétudes. Et ces façons de faire se ressemblent beaucoup, quelque soit la religion de référence. En voici quelques exemples dans des domaines particulièrement sensibles.

Similitudes dans diverses pratiques.

1)      Protection recherchée durant la guerre.

La protection recherchée dans des situations angoissantes est un des éléments stables de la dévotion populaire. La guerre est une de ces situations. Les récits de protections recherchées et obtenues durant les attaques de l’ennemi sont nombreux. En voici quelques exemples.

– a – Un de mes étudiants a fait en 1985 un entretien avec un habitant âgé du village de Klei’a dans le Liban Sud, un village chrétien, pas loin de la frontière avec Israël. L’église du village est dédiée à Saint Georges, le patron du village. Il a son tableau au dessus de l’autel et également une belle statue sur une des places du village. Comme dans d’autres récits de ce genre les faits sont sans doute  amplifiés et embellis. Cela ne l’empêche pas de bien traduire les sentiments des habitants.  « En 1918, pendant la première guerre mondiale, les arabes musulmans, chi’ites, sunnites et druzes ont attaqué des villages chrétiens comme Marja’youn, Kawkaba et d’autres. Ils s’apprêtaient à attaquer aussi Klei’a quand un grand miracle se fit. Un matin ils commençaient à attaquer le village avec un grand nombre, lorsqu’un cavalier, habillé de vert sur un cheval blanc se mit au devant les habitants de Klei’a, peu nombreux et se mit à les encourager de repousser l’ennemi. Lorsque les assaillants s’approchaient, leurs chevaux devenaient aveugles et revenaient en arrière et quand les balles des ennemis pleuvaient sur le village le cavalier au cheval blanc élevait les bras et les balles se retournaient contre les assaillants qui ont pris peur et ont pris la fuite, sans pouvoir envahir le village. » Après une autre histoire du même genre, de la deuxième guerre mondiale lors de combats entre troupes fidèles à De Gaulle en face de troupes de Pétain,  notre vieillard aborde les temps modernes. « Durant une nuit du mois d’août 1967 le village était l’objet des obus des attaquants qui cherchaient à l’occuper, surtout parce que c’est l’unique village où jamais aucun ennemi n’a pu pénétrer. Il y avait une panne d’électricité  et j’étais à la maison avec mes petits enfants, en train de prier jusqu’au moment où un obus est tombé tout près de la porte. Alors nous avons couru vers l’abri. En sortant  je vis, en courant, la croix située sur la coupole de l’église illuminée. Le lendemain matin on nous a appris que les attaquants n’ont pas pu pénétrer dans le village. Mais je n’osais rien raconter sur la croix. Jusqu’à ce que l’on m’a affirmé qu’un habitant de Khiyâm, le village chi’ite en face, qui surveillait le bombardement, a lui aussi, avec sa femme, vu la croix illuminée. » A la question pourquoi des druzes et des musulmans participent à la fête de Saint Georges à Klei’a notre homme répond : « Ils y participent, parce qu’ils croient en la puissance du patron de notre village  et en la force de ses miracles. Tout près de Klei’a, les habitants de Kfar Kila on construit un marabout au nom de « El Khodr », où ils ont mis l’image d’un ancien cavalier arabe pour représenter Saint Georges et ils y viennent continuellement pour obtenir son intercession »

– b – Un autre entretien, a été fait dans le même village de Klei’a, 16 ans plus tard (en 2011) avec une dame de 40 ans, qui manifeste sa dévotion particulière pour la Vierge Marie. A une question sur le patron du village, Saint Georges,  elle dit « J’attire votre attention sur le fait que Saint Georges est un militaire. Nous sommes dans un village frontalier, donc Saint Georges répond à la nécessité de nos villageois qui ont besoin d’un saint bien fort et militaire pour les préserver. Il a une place très importante dans nos cœurs et dans nos prières. Nous avons un grand espoir que ce saint qui aime notre village, nous protège et nous garde toujours comme il l’a fait jusqu’à présent. Dès notre jeune âge on entend l’histoire de Saint Georges par nos parents et nous grandissons dans cette vénération ».

D’autres récits analogues racontent comment Saint Georges protège les habitants chrétiens du Nord, là où ils se trouvent eux aussi environné d’habitants musulmans. Mais restons dans le Liban Sud pour regarder du côté des habitants chi’ites.

-c- Mme Houda Kassatly a fait une enquête dans le Sud du Liban après la guerre de 2006 parmi les militants chi’ites[4]. Elle relève : « La majorité des personnes interrogées fait état  de la protection constante dont elle aurait bénéficié au cours de cette guerre et mentionne des apparitions qui ont pris des formes diverses. Certains se sont manifestés en plein jour, à l’état de veille ou en songe. Les récits sont variés. Ils évoquent des forces inconnues, de vagues formes humaines, des ombres blanches, des personnages vêtus de blanc, le visage invisible et caché[5], voire des spectres irradiant une lumière éblouissante, et qui disparaissaient dès qu’on s’approchait du lieu où elles s’étaient manifestées ; certains parlent simplement de voix qu’ils ont entendus, et d’autres de mains qu’ils ont vus. Une vieille femme aurait aperçu dans la localité de Blida, où plus de cent cinquante personnes s’étaient réfugiées dans la mosquée, deux mains étendues comme si elles cherchaient à protéger le village où effectivement aucune perte humaine n’a été déplorée. En dépit des différents aspects pris par les apparitions, leur identité ne fait en général aucun doute. Les combattants ont l’intime conviction que les gens qu’ils ont vus et les voix qu’ils ont entendues provenaient de personnes qui leur voulaient du bien et étaient là pour les protéger. Pour eux, il ne peut s’agir que des ahl al bayt  Ali et Husayn, Zaynab et les autres imams, particulièrement le douzième, le Mahdî, de saints « awliyâ al-sâlihîn) ou encore de figures vénérées comme la Vierge Marie. » En note Houda Kassatly remarque encore la manifestation du « cheval de Husayn : de nombreuses personnes ont signalé la présence d’un cheval blanc aux allures de spectre transparent qui courait tout le long de la frontière sur la ligne bleue qui sépare le Liban d’Israël, parfois monté par un cavaliez au visage de lumière qui ne serait autre que l’imam Husayn. »  Cela établit un petit clin d’œil avec le récit chrétien sur Saint Georges et son cheval blanc.

La comparaison entre ces histoires de chrétiens ou de musulmans du sud montre bien la parenté de ces récits. Il suffit de changer les noms pour obtenir des histoires semblables.

 

2)      Des reliques ou des éléments de lieu de culte aux pouvoirs extraordinaires.

Un livre sur la religion chi’ite de Dwight M. Donaldson raconte les pratiques de pèlerinages autour du tombeau de Hussein à Kerbala.[6] Il raconte l’utilisation de petites tablettes d’argile, pris sur le champ de bataille où Hussein a été tué. Cette terre, qui a reçu le sang du martyr est considéré comme sacrée et a des possibilités de guérison. Un guide pour le pèlerin à Kerbala, cité par Donaldson, précise : « Ce n’est que l’argile de  l’air autour du tombeau de Hussein qui a des propriétés curatives. Le septième Imam, Moussa Ibn Ja’afar, aurait déclaré que l’on ne devrait pas prendre l’argile de son tombeau ou de tombeaux d’autres Imams si ce n’est que du tombeau de l’Imam Hussein, parce qu’il confirme que Dieu a donné à cet argile une valeur curative pour les chi’ites et leurs amis. Il est cru, et les traditions acceptées des Imams confirment cette croyance, que si un homme est malade, sur le point de mourir, mange, avec une foi sincère en l’Imam Hussein,  une pincée de cet argile il vivra. Le huitième Imam, Ali Rida a dit : « Manger l’argile d’un tombeau est généralement interdit, parce que c’est comme si l’on mange le sang d’un corps. Sauf pour l’Imam Hussein, puisque c’est un remède pour tout mal. L’argile  d’un kilomètre carré autour du tombeau est efficace. Toute personne qui garde une tablette de cet argile magique sur sa personne est considérée comme étant protégé contre toute maladie ou malchance ».

 

La valeur curative de la terre sacrée est aussi bien connue dans le contexte chrétien. Les pèlerins qui visitent aujourd’hui le sanctuaire de Sainte Rafqa à Jrebta, emportent souvent une pincée de la terre de son tombeau avec eux. Et s’ils donnent cette terre au malade chez eux à la maison, le malade pourra se sentir mieux ou même guérir.

Des amis à moi ont fait le pèlerinage à Medjugorje où l’on vend des souvenirs de ce sanctuaire marial. Ils m’on apporté une petite statuette de Marie, montée sur une petite boite en plastic qui contient de la terre de l’endroit des apparitions.

On rôle semblable est joué par l’eau. J’ai trouvé sur le net une publicité pour l’eau de Zamzam : « Eau sacrée de Zamzam en provenance directe de La Mecque, embouteillée en Arabie Séoudite ».  Dans l’explication la publicité dit « L’eau de Zam-Zam jaillit après que Gabriel eut frappé le sol de son aile. C’est un abreuvoir aménagé par Dieu pour Ismaël et sa mère Hagar. Le cœur du Prophète a été lavé à l’aide de l’eau de ZamZam. Ses mérites et avantage font l’objet de hadith authentiques » Une de ces hadith dit « Le Prophète disait : « L’eau de ZamZam est utile à tout ce pourquoi elle est bue ». Ce hadith est beau. Des ulémas et de pieuses personnes en ont fait l’expérience et l’on bu avec l’intention d’obtenir la satisfaction de besoins et la réalisation de certaines choses telles la guérison d’une maladie, l’éloignement de la pauvreté et la dissipation d’un souci. Et Allah les leur a facilités. Allah le Très Haut le sait mieux ».

La comparaison avec l’usage que font les chrétiens de l’eau de Lourdes  ou d’autres sources sacrées n’est pas difficile à faire.

Ces deux exemples (la terre et l’eau) sont à rapprocher de l’utilisation de nombreuses reliques. Il s’agit toujours d’entrer en contact physique avec un lieu sacré ou avec la personne d’un saint, de toucher son tombeau ou d’emporter chez soi quelque objet du lieu de culte. On trouve souvent à côté des lieux toute un commerce de ce genre d’objets. On les achète, on les garde chez soi et on les distribue aux amis pour qu’ils bénéficient eux aussi de la grâce du lieu visité.

3)      Mouleds et ziârat en Egypte

La population égyptienne a des coutumes et des soucis liés à la situation  et la culture locale. Les traditions religieuses populaires y correspondent on les trouve en Egypte mais pas au Liban.  Ces pratiques populaires chez les musulmans et les coptes présentent ici aussi des variations sur un même thème.  Catherine Mayeur-Jaouen a consacré sa thèse à l’histoire de la piété copte et musulmane du XVe au XXe siècles.[7] Si l’on parcourt le livre superficiellement, on est frappé par les similitudes entre « Mouleds » et « Zyârât » coptes ou musulmans. L’auteur y est sensible, mais se méfie de ces ressemblances qui cachent de nombreuses différences. Les rituels ne sont pas les mêmes. Une église copte ne fonctionne pas de la même façon que le tombeau d’un personnage saint musulman. Les pratiques des Mouleds, les vœux faits, les prières récitées ne sont pas les mêmes. Les raisons sont faciles à deviner : les deux religions sont différentes. Le culte des saints, les images, les reliques du monde chrétien sont inacceptables dans le monde musulman. Le rituel chrétien est assez libre pour inventer de formes multiples tandis que les rituels musulmans sont souvent une reproduction locale du rituel du pèlerinage à la Mecque, et suivent donc un patron semblable : il y a moins de variété que chez les chrétiens. Mais, s’il est bon de se méfier des ressemblances superficielles, le danger opposé existe aussi : en voulant souligner les différences, ne risque-t-on pas d’oublier les ressemblances ? Ce qui motive ces rituels est souvent semblable : le recours à une puissance supérieure pour obtenir satisfaction des besoins urgents. Le livre ne l’oublie pas et établit un très bon équilibre. Pour mon exposé je me permets de ne retenir que les ressemblances, qui me semblent fondamentales : les formes varient, le fond est pareil. Mayeur-Jaouen dit : « Ziârât coptes et Ziârât musulmanes se ressemblent donc beaucoup à première vue, partageant un même mouvement pérégrin et obéissant aux mêmes motivations : c’est la même baraka que l’on va chercher chez les saints, ce sont les mêmes raisons qui poussent à  pérégriner. Mais lorsqu’on s’attarde à examiner les rites de chacune des visites pieuses, les ressemblances s’estompent et les différences frappent : le type de contact avec le saint et les rites pratiqués dans le tombeau diffèrent. »[8]

Les chrétiens coptes aiment les reliques de divers genres. Pour eux, tout ce qui a touché au corps du saint peut devenir relique sacré. Les musulmans cherchent eux aussi des reliques, tout en ignorant les reliques que connaissent les coptes. « Si les musulmans ignorent les reliques directes, ils raffolent des reliques indirectes, d’autant qu’elles sont faciles à fabriquer. Ces reliques indirectes sont parfois proposées par le sanctuaire lui-même, comme ces boules de poussière façonnées que l’on emportait jadis en souvenir du mouled de Tantâ. Au mouled d’Abû Tîj, le paysan rapportait de la khalta un mélange de graines mêlées de terre. (…) Les sanctuaires naturels fournissent depuis des siècles, outre leur poussière, d’infinies ressources de baraka, feuilles arrachées aux arbres sacrés, fragments d’écorce lacérés, eau sacrée puisée par les coptes dans leurs sources saintes et emportées dans des flacons ou des jerricans. »[9]

 4)      D’autres exemples

Nous pouvons continuer la série d’exemples en regardant ce qui se passe lorsqu’une population est convaincue d’être entouré de mauvais esprits contre lesquels il faut se défendre.[10] Ou lorsque les jeunes mariées ont peur de ne pas avoir d’enfants et viennent dans les lieux de pèlerinage pour obtenir la grossesse désirée. Ou les malades viennent chercher la guérison désirée. Il n’est pas nécessaire de donner les détails : les exemples cités suffisent pour indiquer que derrière des rituels apparemment différents se cache une attitude semblable.  Ces rituels correspondent au même genre de besoin, et les réponses obtenues obéissent à une même structure. Celui qui vient à un souci, une angoisse, un besoin qu’il ne peut satisfaire : son savoir faire est insuffisant. Il cherche donc à faire intervenir une force supérieure à ses propres capacités. Il cherche à obtenir ce qu’il désire en faisant des vœux, des prières, des sacrifices, des rituels, parfois simples (allumer une bougie, réciter une prière) parfois plus complexes et plus difficiles. Il espère obtenir en contrepartie ce qu’il désire.

Dans cette logique l’importance de l’identité du saint invoqué ou du lieu visité n’est que secondaire. Dans un article – déjà ancien – j’ai démontré que les multiples raisons pour lesquelles Saint Georges est invoqué au Liban (protection contre les ennemis, la fertilité de la terre, la fécondité des femmes, la sauvegarde des marins et d’autres encore) correspond aux mêmes raisons pour lesquelles la Vierge Marie est invoquée. Ce n’est pas l’identité de Marie ou de Georges qui compte, mais la force attribuée à l’une et à l’autre d’obtenir ce que l’on veut. [11] Cependant, lorsque la dévotion cherche à obtenir une protection personnelle, il importe que le saint invoqué soit considéré comme ayant une relation privilégiée avec la personne qui demande. Le saint patron d’un village est supposé de s’occuper de ce village, pas des voisins. Ce mécanisme aboutit même à la multiplication d’une même figure. Il ne faut pas confondre Notre Dame de Bikfaya avec Notre Dame de Ehden. Chaque village a sa « Notre Dame » particulière !

Ce qui importe dans tous les cas est la puissance de la force invoquée. Donc la protection recherchée établit de frontières très claires. Ce qui différencie un parton du village d’un autre c’est qu’il est mon patron à moi, et pas celui des autres.

Similitude ne veut pas forcément dire partage, mais peut y conduire.

Si ma démonstration suffit pour signaler la grande parenté entre de nombreuses pratiques populaires, elle ne dit pas pour autant que ces pratiques sont partagées par des croyants chrétiens ou musulmans. De telles pratiques peuvent très bien être mises en œuvre pour affirmer l’identité propre du groupe, en face de l’autre. La protection recherchée  en face d’une menace armée s’adresse évidemment contre l’ennemi, il n’est pas question de partager le rituel. Tout au plus on peut rechercher la reconnaissance par l’ennemi qui s’est trouvé devant un obstacle infranchissable.

Les divers rituels peuvent donc servir pour affirmer fortement l’identité du groupe au point d’en devenir le symbole. Il y a alors bien plus cloisonnement que partage.

Dans des situations paisibles, où les hommes de religions différentes vivent les uns à côté des autres des mélanges peuvent facilement se produire. La réputation d’une figure saint qui a pu satisfaire les demandes de ceux qui se sont adressés à lui fait que d’autres ne se gênent pas à venir eux aussi lui soumettre leurs requêtes, peu importe alors son identité religieuse. Un lieu ou une personne considérés comme « sacrés » le sont pour tout le monde et cela d’autant plus que ce n’est pas sa personnalité qui compte, mais sa capacité d’intervention. Lorsqu’il y a quelques années les reliques de Sainte Thérèse ont fait le tour du Liban, il y avait dans tous les lieux des foules qui l’attendaient et l’acclamaient et cherchaient à toucher les reliques. Parmi eux de nombreux musulmans. Sainte Thérèse est une figure de sainteté. Donc son intercession est sensée être  puissante  auprès de Dieu, c’est ce qui compte. Peu importe alors qu’elle ne soit pas musulmane.

 

Ce que ces croyants partagent, c’est un lieu sacré ou une personne sainte. L’identité religieuse de ce lieu ou de cette personne devient pour eux secondaire. C’est alors que les lignes de démarcation entre une religion et une autre s’effacent. Ces lignes de démarcation vont pourtant s’affirmer clairement lorsque l’on quitte la sphère des dévotions populaires telles que définies ici. Qu’un musulman monte à Harissa pour prier Marie et obtenir d’elle le secours demandé n’est pas étonnant. Mais il n’ira pas à une église pour célébrer avec les chrétiens l’Eucharistie. Qu’un chrétien aille visiter un tombeau d’un wali musulman est moins fréquent, puisque les lieux de culte musulmans de ce genre sont moins nombreux que les lieux chrétiens, au moins ici, au Liban. Mais cela arrive. Le même chrétien n’ira pas à la mosquée pour participer à la prière du vendredi. Il n’y a pas confusion entre les deux religions, mais seulement partage de dévotions et rituels semblables.  Les lieux de réunions des  druzes sont très discrets, pratiquement invisibles de l’extérieur : ce sont de simples salles où les croyants engagés se retrouvent. La dévotion populaire a besoin d’autre chose, et ainsi il y a des lieux de dévotion et de pèlerinage druze où la foi populaire peut s’exprimer. Et dans ces lieux viennent aussi des croyants d’autres religions.

 

Un petit  film documentaire d’une vingtaine de minutes sous le titre « Trait d’union entre islam et christianisme»[12], présenté au public depuis 2010, désire convaincre les spectateurs que chrétiens et musulmans vivent ensemble en paix depuis longtemps dans toutes les régions du Liban. Les conflits et guerres sont d’ordre politique et non pas d’ordre religieux.

Le titre cependant ne correspond pas tout à fait au contenu. Il aurait pu être : « Trait d’union entre chrétiens et musulmans », c’est-à-dire entre des personnes et non pas entre deux religions. Le film montre l’interaction de libanais, chrétiens et musulmans, mais n’aborde pas les religions en tant que telles. Lorsque je lui faisais cette remarque la réalisatrice du film m’a dit : « ne sommes-nous pas tous humains ? ». Donc au fond elle pense qu’il y a une unité du genre humain qui dépasse les frontières entre les appartenances religieuses. Elle le démontre avec des exemples en parcourant les différentes régions du Liban : des églises et des mosquées, construites l’une à côté de l’autre ; un village « Cheikh Mohammad » habité par des chrétiens. Le cheikh Mohammad était considéré comme un personnage saint, par les habitants comme par les musulmans de la région. Un peu plus loin un autre village du nom de « Mar Touma » est habité par des musulmans qui vénèrent aussi la figure de l’apôtre Thomas. Dans un village du Sud  chrétiens et musulmans célèbrent ensemble la fête de Saint Georges-Nabi Khodr[13], en faisant la procession de l’église à la mosquée. Une femme chrétienne n’avait pas d’enfants, mais après sa promesse d’appeler son enfant Ali sur le conseil d’une de ses collègues enseignante musulmane dans la même école, elle tombe enceinte et appelle donc son enfant chrétien Ali, d’après sa promesse.  Des parents d’un autre village acceptent que leur fille, chrétienne, épouse un musulman en disant « pourvu qu’il soit bon pour sa femme, c’est la seule chose qui compte ».  Et plusieurs autres exemples encore. Les faits observés sont vrais, et il n’est pas difficile de trouver de nombreux autres exemples. Vu la thèse que l’auteur du film désire défendre, on peut lui pardonner d’ignorer toute une autre série de faits, aussi vrais et réels qui démontrent une grande tension entre chrétiens et musulmans dans d’autres lieux. Mais en fait, qu’est-ce qu’elle démontre ?  Ne s’agit-il pas plutôt d’une certaine indifférence religieuse ? En l’interprétant un peu librement elle semble affirmer: « Que l’on soit chrétien ou musulman, qu’importe ? Nous sommes d’abord des hommes et des femmes libanais qui peuvent vivre ensemble et avoir des rapports chaleureux ». Le film attaque l’idée de cloisonnement, mais s’agit-il pour autant de partage ?  Et s’il y a partage, qu’est-ce que ces personnes partagent exactement ? Leurs convictions religieuses ?

Il me semble qu’elle démontre plutôt qu’il existe un substrat religieux commun, ou les différences entre les religions comptent peu. Et ce substrat rend l’emprunt des lieux et personnes sacrés de l’autre possible. Mais on n’est là pas encore dans la sphère de la diversité religieuse et encore moins dans celui d’un dialogue entre religions. Un tel dialogue suppose la connaissance sérieuse de l’autre et le respect de la différence. Ici nous nous trouvons plutôt devant l’effacement des différences que le film désire promouvoir. L’image de la fin est tout à fait significative : elle donne à voir une croix et un croissant qui en se rapprochant finissent par se superposer l’une à l’autre pour ne constituer qu’un seul signe. Comme si la différence n’a plus aucune importance, puisque nous sommes tous humains. Il est vrai que ces besoins fondamentaux de l’être humain fait que de nombreuses pratiques religieuses se ressemblent. Mais cela ne constitue qu’une partie des pratiques religieuses, et même à l’intérieur de cette partie de nombreuses différences subsistent. L’existence de cette sphère commune explique cependant pourquoi il devient tout à fait possible qu’un musulman pieux vienne prier la Vierge Marie à Harissa durant le mois de mai, ou qu’il vienne visiter Notre Dame de Mantara, à Maghdouche, près de Saida ou à Saydet Bechouât dans la vallée de la Bekaa. Même si l’islam est plus que réticent envers un culte de saints, Marie est reconnue comme une très grande figure de sainteté dans le Coran, et, dans l’absence de lieux de culte dédiés à Marie dans l’Islam, il est naturel qu’ils viennent dans les lieux de culte chrétiens. Là, chrétiens et musulmans se côtoient, avec des intentions semblables. J’hésiterais cependant à parler de partage : chacun reste ce qu’il est et agit en conformité avec sa propre tradition.

La célébration du 25 mars, fête chrétienne de l’Annonciation est devenue au Liban une fête nationale pour les chrétiens et les musulmans. Y a-t-il partage ? Il y a depuis trois ans une grande  célébration dans l’église du collège Notre dame de Jamhour  où chrétiens, musulmans (sunnites, chi’ites et druzes) participent. Il porte le titre « Ensemble autour de Marie » Et de fait, chrétiens et musulmans célèbrent ici ensemble. Cependant avec le rituel est très soigneusement réglé. On commence par l’appel à la prière musulmane, en supprimant pourtant la fin : «Venez à la prière, il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu », c’est-à-dire la partie que le chrétien peut lui aussi affirmer. Mais sans continuer et dire que Mohammad est le prophète de Dieu, puisque cela, un chrétien ne l’affirme pas. Et on fait sonner en même temps la cloche, signifiant l’appel chrétien à la prière. Puis tout se déroule dans une juxtaposition. Des textes du Coran parlant de Marie sont chantés de même que des textes de  l’Evangile. Cela se succède, dans le respect des différences entre les deux religions. Des prières, des chants, des discours se suivent et se juxtaposent, sans chercher le mélange qui serait insupportable aussi bien pour les chrétiens que pour les musulmans. On peut parler du partage de la vénération que les uns et les autres ont pour la figure de Marie. Ils sont contents d’entendre les autres chanter eux aussi la gloire de Marie. Il y a pourtant juxtaposition des deux croyances. Il ne s’agit plus ici de ce que j’ai appelé « la religion populaire », on vient prier, non pas pour obtenir quelque chose, mais pour affirmer ensemble la grandeur de Marie. Cela va bien plus loin que le voisinage que j’évoquais dans des lieux de pèlerinages.  Mais même ici les lignes de démarcation sont bien présentes et ressenties par tous. Justement parce on va plus loin que ce fond commun de la dévotion populaire en entrant dans le cœur même de la foi des uns et des autres. Il y a un partage réel, mais limité. Cela devient encore plus clair si l’on entre dans le sens théologique de la fête chrétienne. C’est la fête de « L’Annonciation ». Annonce de quoi ? De l’incarnation du Fils de Dieu qui va devenir homme par la maternité de Marie. Cela aucun musulman ne pourra l’affirmer. Donc la fête se tait sur cette signification chrétienne. Nous trouvons ici la limite de tout partage entre religions : il est impossible d’aller plus loin sans tomber dans un syncrétisme inacceptable aussi bien pour les uns comme pour les autres.

Religion populaire et magie ou superstition.

Il est facile de reconnaître de nombreux éléments de magie ou de superstition dans les pratiques religieuses évoquées jusqu’ici. J’adopte la définition que Mounir Chamoun donne de la superstition :  «peut être considéré comme superstition toute croyance à l’action possible d’une force occulte, connue ou inconnue, s’exerçant d’une manière non médiatisée sur le sujet, aussi bien dans ses états de conscience que dans ses comportements, en entraînant, en cas d’infraction à ses injonctions, une culpabilité qui le détermine à attendre un châtiment relatif à sa personne ou à l’un de ses proches. Ce châtiment est évité dans la mesure où le sujet s’adonne à des pratiques contra-superstitieuses appartenant elles aussi, au même système occulte de régulation ».[14]  Ce qui caractérise cette définition est son caractère impersonnel. Il s’agit des « forces occultes », qui menace un être humain – n’importe lequel – et contre lesquelles l’homme se défend par des pratiques mécaniques, qui sont supposées agir toujours, quel que soit l’individu qui les entreprend. C’est là que se situe à mon avis la distinction essentielle entre pratiques superstitieuses et pratiques religieuses. Dans le cas où la pratique religieuse s’adresse à un saint personnage, il y a une relation – imaginaire ou réelle, peu importe ici – où une personne humaine s’adresse à un autre. L’automatisme ne fonctionne plus : la prière adressée peut être entendue et exaucée ou pas. C’est cet aspect relationnel qui fait que les Eglises chrétiennes admettent ces dévotions. La figure du saint invoquée peut toujours amener le croyant à s’intéresser à sa vie et devenir un appel à suivre son exemple et par là se rapprocher de Dieu. Des pratiques religieuses qui au départ semblent très proche de la superstition peuvent évoluer et devenir de plus en plus de véritables pratiques religieuses.

Ceci étant, certains aspects de ces pratiques dévotionnelles semblent très proches de la superstition. Je viens d’indiquer que l’intérêt pour des lieux ou des personnes considérés comme sacrés  visent surtout la force et la puissance du sacré, sans s’intéresser à la personnalité et la vie de celui qui est ainsi invoqué. Il ressemble alors beaucoup à une force occulte, sans visage ou identité.  Dans plusieurs récits de dévotions j’ai rencontré aussi bien la confiance que la peur. Lorsque quelqu’un se met sous la protection de Saint Elie, par exemple, il considère que ce saint est capable d’éloigner les mauvais esprits, de prendre la défense de cette personne en toute circonstance, à conditions cependant de lui rester fidèle et d’accomplir tout ce qu’on lui a promis, Sinon « Saint Elie va se fâcher » et punir cet homme infidèle.  La force invoquée peut être bénéfique, pourvu que le rituel soit scrupuleusement respecté, sinon elle se retourne contre celui qui l’a invoqué.  On reconnaît la définition de la superstition et la contre-superstition. Voici – à titre d’exemple – la prière d’un homme qui a construit à l’entrée de son immeuble un mazâr important pour se mettre sous la protection de saint Elie.

Matin et soir je prie une prière spéciale, adressée à St Elie. Je dis: “Oh St Elie, le vivant, éloigne de nous les yeux des jaloux, les maladies et les personnes impies.  Par ton épée divin, coupe les langues des méchants, accompagne-moi à chaque pas, protège-moi et sois mon ami. Accompagne-moi à chaque pas et facilite tout pour moi, où que j’aille”.  Je répète cette prière chaque fois que j’entre dans son bureau, matin, midi et soir.  Je la prie avant d’adresser la parole à qui que ce soit.  Je la prie, devant le mazâr, aux yeux de tout le monde.  Je commence mon travail par le signe de la croix, et le soir, avant de quitter mon bureau, je remercie St Elie pour la journée et pour mon travail et je lui dis: “tout s’est bien passé, katter khair allah”. J’aide les familles nécessiteuses et j’ai fait un vœu d’aller six fois au sanctuaire de St Elie à Ain Saadé, pieds-nus.  J’y dépose une somme d’argent symbolique.  Même s’il fait froid, je dois y aller pieds nus. L’Eglise n’a joué aucun rôle en tout cela. C’était mon idée personnelle. J’ai seulement envoyé la statue de St Elie à l’église pour qu’elle soit bénie. (…)  Je sens  une faiblesse lorsque je me réveille et je n’ai pas prié. De même si je m’endors sans prier.  En fait, je ne peux peut pas dormir sans avoir prié.  Si je passe devant le mazâr sans prier je sens un déséquilibre en moi.  Je sens que les saints doivent rester tout autour de moi.  Il faut toujours prier, pour que cette protection me reste fidèle.

Voilà un exemple de prière qui correspond presque point par point à la définition d’une superstition. L’exemple est un peu extrême, mais les mêmes éléments se trouvent, de façon moins évidente, dans de nombreuses autres prières de dévotion populaire. Cet homme s’est construit son propre rituel, en utilisant les éléments religieux que son éducation et son environnement lui ont fourni. C’est ainsi qu’il arrive à faire face à l’angoisse qui l’habite. Dans la mesure où les angoisses humaines sont l’élément essentiel d’un rituel religieux pour y faire face, une telle construction peut se faire avec des éléments empruntés au christianisme, comme il peut être composé d’autres éléments, d’une autre religion. C’est ainsi qu’une certaine indifférence religieuse devient possible : tout élément de religion est bon à utiliser, pourvu qu’il procure l’apaisement recherché. Mais dans ces cas limites on peut bien se demander s’il s’agit encore de christianisme ou d’islam. Et le mélange qui peut en résulter ne m’invite pas à parler de partage, même si des cloisonnements n’existent plus.

Conclusion

Dans ce qui précède j’ai essayé de démontrer à partir d’exemples qu’il existe une religiosité populaire qui traverse les lignes de démarcation entre les religions. Je me suis limité à des exemples de la région, et donc à des pratiques de chrétiens et de musulmans. Je suis convaincu que si nous élargissons le champ d’observation, nous trouverons les mêmes éléments. Ce qui change ce sont les noms de personnes invoquées où des lieux sacrés visités. Ce substrat de religiosité qui fait fi des différences permet d’expliquer pourquoi, dans certaines circonstances, le croyant peut aller à des lieux de culte d’une autre religion ou s’adresser à des figures de sainteté appartenant à une tradition qui n’est pas la sienne propre. Il y a sans doute décloisonnement, mais je n’aime pas utiliser le mot « partage » dans ces cas. Le fait que les personnes différentes viennent chercher dans un même endroit ce dont ils ont besoin n’établit pas autre chose qu’une forme de voisinage. Des clients qui viennent faire leur achats dans un même magasin ne partagent pratiquement rien. Mais ils peuvent se rencontrer, se saluer, et peut-être nouer des relations humaines sympathiques.

Le fait que de tels voisinages soient possibles, et peuvent être observés assez fréquemment ne signifie pas que les rituels d’une religion populaire conduisent toujours à ce type de rencontre. L’hypothèse opposée peut également se vérifier : des rituels populaires peuvent se construire contre l’autre, et servir largement à la construction d’une identité de groupe pour mieux se distinguer de l’autre. Dans ce cas le rituel devient un facteur puissant de cloisonnement.  Ce n’est pas parce que ce qui se passe des deux côtés d’une frontière comporte des éléments semblables que la frontière sera moins imperméable. Mon exposé désire seulement montrer pourquoi un certain mélange peut se produire, surtout dans un pays comme le Liban ou les diverses traditions sont connues de tous. C’est en cela que le film documentaire de Nada Raphaël a raison. Mais pour devenir une image objective de la réalité il faudra lui ajouter un autre film, qui montre les cloisonnements très forts qui existent aussi au Liban.

 

                                                                                   

 


[1] Dans ce qui suit nous considérons la superstition comme une forme de magie, sans développer la disctoinction entre ces deux concepts.

[2] Cité dans: CHAMOUN, Mounir , les superstitions au Liban, aspects psycho-sociologiques Beyrouth, Dar el-Machreq 1973, p 7

[3] Par exemple : ISAMBERT, François-André : Le sens du sacré. Fête et religion populaire. Paris, Ed Minuit 1982 ; PLONGERON, Bernard (dir) : Le christianisme  populaire. Les dossiers de l’histoire. Centurion 1976 ; ROUSSEAU. A :  La question de la « religion populaire » » in : Recherches de science religieuse, tome 65, juillet-septembre 1977, n°3 pp 473-504.

[4][4] KASSATLY, Houda, Des interventions surnaturelles à la “Victoire Divine », le merveilleux dans les récits de la guerre de 33 jours. In : MERVIN, Sabrina (dir) Le Hezbollah, état des lieux. Sindbad 2008, pp 311-331.

[5] N.B. Dans les célébrations autour de « Achoura » la figure du martyr Hussein apparaît toujours avec le visage caché.

[6] DONALDSON, Dwight M.: The Shi’ite Religion. A History of Islam in Persia and Irak. London, Luzac & Company, 1933

[7] MAYEUR-JAOUEN, Catherine : Pèlerinages d’Egypte. Histoire de la piété copte et musulmane XVe-XXe siècles. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales 2005

[8] Op.cit. p 195

[9] Op.cit p 199

[10] Le livre Saints et héros du Moyen-Orient contemporain Actes d’un colloque à l’Institut universitaire de France sous la direction de Catherine Mayeur-Jaouen, Masonneuve et Larose  2002 donne encore plusieurs récits intéressants qui peuvent continuer notre démonstration. Par exemple le cas de « Sayyida Manoubiya, sainte musulmane du XIIe siècle et sainte contemporaine ? » ou « saints juifs marocains en Israël : continuité et changements »

[11] SICKING, Thom: Le culte des saints comme forme de théologie populaire.  In : L’utilisation de l’idée de Dieu dans la société du Moyen-Orient. Actes du 3e symposium interdisciplinaire. Institut saint Paul de Philosophie et de Théologie. Harissa 1992. Editions Saint Paul, Jounieh, pp 155-175.

[12] Le film a été réalisé par Nada Raphael en 2010. Un livre de photos a été réalisé par le même auteur et porte le même titre.

[13] La figue mystique de « Khodr » est supposé être la même personne que saint Georges par de nombreux musulmans.

[14] CHAMOUN, op.cit. p 13-14

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